 |

Noms et encyclopédie dans l'oeuvre de
Jacques Ferron (suite)
Première partie
NOMS, ENCYCLOPÉDIE ET ESTHÉTIQUE
Le message essentiel des auteurs de l'Encyclopédie
[est que] rien ne se répète jamais dans l'histoire des
hommes, tout ce qui paraît à première vue identique
est à peine semblable; chaque homme est en lui-même un
astre à part, tout se passe toujours et jamais, tout se
répète indéfiniment et jamais plus. (C'est pourquoi
les auteurs de l'Encyclopédie des morts insistent
sur le particulier, pourquoi chaque créature humaine est
pour eux une chose sacrée.)
Danilo Kis |
D'UN
NOM A L'AUTRE
Les noms propres occupent une place particulière
dans le lexique d'un auteur et, par la force des choses,
dans son encyclopédie. Mots parmi les mots, noms parmi les noms,
les noms propres échappent au caractère générique du nom
commun: ils ne nomment qu'un seul être du monde et de l'histoire
(chose ou personne sans discrimination). A cause de cette
singularité, ils sont pratiquement illimités, innombrables
comme les phénomènes ou personnes du monde réel et ceux des
mondes imaginés. Leur connaissance fait moins appel à une
définition qu'à une description de ce qu'ils désignent.
Lorsque certains d'entre eux acquièrent une véritable
signification, celle-ci repose sur la notoriété et la
réputation conférées par la communauté. On ne devient pas un
Don Juan ou un Tartuffe sans que la société ne légitime cette
transformation de noms de personnage en types, en stéréotypes.
Valeurs fluctuantes de la «foire aux vanités», les noms
propres cristallisent plus directement que d'autres mots les
intentions artistiques d'un écrivain, son «esthétique de la
création verbale» (Bakhtine), son dialogue avec la culture
générale de son époque et de celles qui l'ont précédée.
Comme tous et chacun, l'écrivain ne trouve jamais en lui ou hors
de lui des mots «libres des appréciations et des orientations
d'autrui, mais des mots habités par des voix autres».
Les noms
propres représentent des mots privilégiés pour entendre toutes
ces «voix autres» qui les habitent et qui leur ont donné une
place dans la culture. A travers chaque nom, l'écrivain se
trouve confronté comme sans détour aux représentations
collectives. Il les récrit en interposant sa propre voix au
milieu des autres voix, antérieures ou contemporaines à la
sienne. Transcrivant Faust en Faustus puis en Fauteux dans le
Saint-Élias, Ferron réanime la figure mythique du héros de
Goethe, le rendant «fautif» d'avoir vendu son âme à
Méphistophélès et d'avoir servi d'entremetteur entre
Marguerite Cossette et le jeune vicaire Lupien. C'est pourquoi
tous ces «noms d'autrui» incorporés à son oeuvre sont autant
de citations, les plus petites citations textuelles possibles
sans doute. Prises globalement, elles illustrent une partie
essentielle de son «dessein artistique». Nommer, pour un
écrivain, c'est moins définir que raconter. A l'intrigue
historique qui distribue les réputations et empêche hommes,
oeuvres et lieux de tomber dans l'oubli, l'écrivain ajoute une
autre intrigue, romanesque, fabuleuse ou polémique. Les noms
deviennent ainsi doublement intrigants: tournés d'une part vers
leur origine dans le monde; d'autre part, appelés à servir les
projets et les intentions de l'écrivain. Doublement intrigants,
c'est ainsi que les noms s'intègrent à un «réseau impersonnel
de symboles», semblable à celui où Roland Barthes découvre la
«figure» de Sarrasine. Les personnages et lieux du monde
entrent et sortent d'une oeuvre portés par ce réseau qui rend
visibles leurs silhouettes transfigurées ou défigurées, comme
les Idées sur les murs de la caverne platonicienne.
I.1- L'OEUVRE COMME ENCYCLOPÉDIE
|
Il faut considérer un
dictionnaire universel des sciences et des arts, comme
une campagne immense couverte de montagnes, de plaines,
de rochers, d'eaux, de forêts, d'animaux, et de tous les
objets qui font la variété d'un grand paysage. La
lumière du ciel les éclaire tous: mais ils en sont tous
frappés diversement.
Denis
Diderot
|
Pris dans son propre réseau de symboles, chaque nom
interfère nécessairement avec d'autres noms, donc avec d'autres
réseaux de symboles. Chez Ferron comme chez tous les écrivains
qui ont voulu «concurrencer l'État civil», pour reprendre
l'expression consacrée de Balzac, les occurrences fort
nombreuses d'un nom à travers l'oeuvre entière compliquent
d'autant l'identification de ces réseaux de symboles. Tous
ensemble, ils forment un réseau de réseaux que l'on peut
appeler une encyclopédie si on prend la peine d'évaluer les
ressemblances et les différences entre celle de Ferron et
d'autres qui l'ont précédée.
I.1.1 - RÉPÉTITION ET DIVERSITÉ DES NOMS
En établissant la multiplicité des lieux de
publication du texte ferronien, Pierre Cantin a permis de
comprendre sa prolifération, sa configuration originale. Jacques
Ferron polygraphe montre le va-et-vient d'une scène
éditoriale à l'autre, chaque fois que Ferron a envoyé au Devoir
un texte précédemment publié dans Parti pris, à Parti
pris une historiette de l'Information médicale. Si on
ajoute à ces reprises intégrales, toutes les ébauches et les
fragments réutilisés dans les récits et romans, les
déplacements fréquents d'un genre vers un autre ou à
l'intérieur d'un même genre, on peut expliquer l'occurrence
élevée de centaines de noms. Aujourd'hui, ces incessantes
reprises enlèvent à certains d'entre eux un peu de l'intérêt
qu'ils devaient avoir à l'époque de leur première inscription
dans l'oeuvre. Par contre, il s'est formé des accumulations
impressionnantes autour de plusieurs centaines de noms, devenus
au gré des rééditions et du processus de création ferronien,
de véritables carrefours de sens.
Ce
phénomène de reprises s'accentue lorsqu'on suit la chronologie
des oeuvres et il ne contredit nullement l'expansion de
l'encyclopédie. Chaque répétition ajoute au nom une autre
réalité, une autre référence, une autre signification. Dans
les «Trois paragraphes sur la peinture» et dans les quatorze
mentions subséquentes, le nom «Paul-Émile Borduas» désigne
toujours le créateur de l'Étoile noire et l'auteur du Refus
global, mais il acquiert dès sa deuxième mention dans
«Borduas s'humanisera» un sens nouveau, transformateur du sens
premier. A la référence historique s'en ajoute une deuxième
qui renvoie à l'oeuvre elle-même. Près de la moitié des noms
répertoriés possèdent cette double allégeance. Sans abolir
leur appartenance à l'histoire et au monde, cette référence
double les fait appartenir tout autant à l'univers littéraire
de Ferron. Les nombreuses reprises accélèrent le développement
de cette seconde allégeance en multipliant les renvois aux
textes antérieurs. Ce continuel retour sur elle-même, loin
d'être passager ou accidentel, caractérise dès ses débuts
l'encyclopédie ferronienne. L'essentiel n'est pourtant pas dans
la comptabilisation des occurrences ni dans la stratégie
éditoriale de Ferron.
De
Paul-Émile Borduas à Paul-Émile Borduas, un réseau de
symboles se construit. L'ensemble des réseaux de confluences, de
divergences ou d'alliances forme un enchevêtrement de noms
suffisamment complexe pour que l'on puisse en parler en terme
d'encyclopédie. Une telle somme de savoir suppose une
organisation, une hiérarchie, un classement, quelques symboles
directeurs, et un maître-d'oeuvre de qui viendrait cette
lumière, dont parle Diderot, pour «éclairer tous ces noms
diversement», exposant de la sorte l'architecture de
l'oeuvre-caverne. L'histoire même du mot encyclopédie
est déjà un «réseau impersonnel de symboles» et peut
avantageusement expliquer pourquoi il mérite d'être retenu pour
découvrir ce que Victor-Lévy Beaulieu a appelé «les sens
prodigieux de la mémoire ferronienne».
I.1.2 - RÉDACTION, STYLE ET SAVOIR
ENCYCLOPÉDIQUE
De Rabelais, qui le premier l'introduisit dans la
langue française, à Diderot, le terme d'encyclopédie n'a
cessé de signifier la somme des connaissances humaines. Ni
l'esthétique ni le savoir de la Renaissance et des Lumières
n'étant les mêmes, il est inévitable qu'entre «le vrays puys
et abisme de encyclopedie» de Panurge et l'Encyclopédie,
on note des différences capitales, autant qu'entre Pantagruel
et Jacques le Fataliste. Admirateurs des deux écrivains,
Ferron a partagé leur ambition encyclopédique tout en inventant
la sienne.
A plus de
deux siècles de distance, Rabelais et Diderot considèrent qu'un
esprit encyclopédique suppose un ensemble complet de
connaissances. C'est pourtant ici, au moment même où il
commence, que le rapprochement entre ces deux conceptions de
l'encyclopédie se termine. Dès que l'on se demande: quelles
seront ces connaissances? Pourquoi chercherait-on à les
acquérir? Et dans quel style devrait-on écrire une telle somme
intellectuelle? Diderot et ses collaborateurs se sont consacrés
aux sciences et techniques modernes et ils ont ignoré
complètement les «problèmes insolubles, tant de magie,
alchymie, de caballe, de geomantie, de astrologie, que
philosophie», qui étaient l'enjeu du débat entre Thaumaste
l'Admirable et Panurge. Ils savaient aussi pertinemment que «le
ton de la satyre [sic] est le plus mauvais de tous pour un
dictionnaire», et il est normal que Diderot en ait défini le
style. Pour lui, le rédacteur idéal devait être un homme
«ferme, instruit, honnête, véridique, d'aucun pays,
d'aucune secte, d'aucun État; racontant les choses
du moment où il vit, comme s'il était à mille ans, et
celles de l'endroit où il habite, comme s'il en était à deux
milles lieues». En somme, tout le contraire du brave
Alcofribas Nasier qui, loin de se distancer de ce qu'il raconte,
voyage quelques mois dans la bouche de son héros Pantagruel.
«Mais, ô dieux et déesses, que [vit-il] là? De grans rochiers
[...], de grands prez, de grandes forestz, de fortes et grosses
villes». En résumé, toute la «vaste campagne» dont parlait
Diderot mais bien différente de celle-ci. Ni illustration ni
métaphore de l'Encyclopédie, le narrateur-anagramme de
François Rabelais découvre bien plus: un nouveau monde, un
autre monde, l'aultre encyclopédie. Que les savoirs et
les noms contenus dans l'encyclopédie changent selon les
époques n'a rien de surprenant. Plus significatives sont les
transformations dans l'attitude, le style, le point de vue de son
rédacteur pour écrire son oeuvre.
I.1.3 - L'ENCYCLOPÉDIE COMME PROJET
En évitant la «naïve imposture» de restreindre le
sens d'une encyclopédie à ceux des grandes encyclopédies
modernes qui suivent la voie ouverte par l'Encyclopédie
de Diderot, il est possible de retourner à Rabelais et
comprendre pourquoi on retrouve chez Ferron, comme dans les
mimiques de Panurge, un «vrays puys et abisme de encyclopedie».
Chez
l'auteur de Gargantua, l'érudition est évidente.
Vocabulaire, références, listes, énumérations, chaque page de
l'édition la plus courante, avec ses notes et sa glose, illustre
le fondement encyclopédique de la culture rabelaisienne. Ce
n'est pas seulement l'immensité des connaissances mises en
oeuvre qui lui donne ce caractère. On pourrait toujours y
trouver des lacunes, des oublis; même complète, elle
contiendrait un seul moment de l'ensemble des connaissances
humaines. Elle exprime surtout la volonté de tout dire, de tout
raconter. L'essentiel étant justement cette tension vers la
totalité, vers une oeuvre-monde au-delà et en dedans du monde,
une oeuvre si ambitieuse qu'elle demande le privilège d'être
considérée l'égal de l'État civil, ou mieux, sa
représentation achevée. Pour atteindre cet objectif utopique,
peu importe chez Rabelais l'origine des connaissances.
Officielles ou non, savantes ou populaires, toutes sont les
bienvenues. En puisant dans ce vaste corpus culturel, il a
construit, selon Bakhtine, un autre «tableau du monde», une
autre «hiérarchie entre les choses et les idées [que celle]
consacrée par la religion et l'idéologie officielles».
Dans
l'oeuvre de Ferron, qui est encore bien loin d'avoir traversé
plus de quatre siècles d'histoire littéraire, on ne trouve ni
liste ni énumération, peu d'incursion dans la langue populaire
et une absence de cette continuité romanesque qui fait
indubitablement la force de l'oeuvre de Rabelais. Pour ces
quelques raisons, on serait tenté d'arrêter ici le parallèle
avec son illustre prédécesseur; plusieurs ont pourtant déjà
lancé la comparaison. Avec ses 400 pages, ses «faicts et dicts
héroïques», le Ciel de Québec n'est pas le seul texte
à encourager ce rapprochement. Les quarante ans d'écriture de
Ferron ont laissé dans la littérature québécoise le souvenir
d'une ambition gargantuesque - plus grande que les moyens, ont
dit certains -, tendue elle aussi vers le projet, non pas de tout
dire, mais de dire en forme de totalité.
Chez
Rabelais et Ferron, l'encyclopédie désigne l'ensemble des
matériaux élémentaires de la langue, la réserve culturelle
où s'élabore une nouvelle «hiérarchie entre les choses et les
mots». Comme à l'époque des Lumières, c'est leur projet
réciproque qui détermine la formation et l'utilisation des
données encyclopédiques. Compte tenu de l'écart qui sépare
leurs projets de celui des encyclopédistes, comment s'étonner
que pour les rédiger ils aient puisé dans ce que Diderot avait
sévèrement condamné? N'ont-ils pas «recueilli tout ce qu'il
falloit négliger, & négligé tout ce qu'il importoit de
recueillir»? N'ont-ils pas été éblouis par les «étincelles
qui partent du choc des conversations»?
En effet
pour Diderot, «la tentation agréable, mais passagère», que
les conversations excitent «naît des rapports qu'elles ont au moment,
aux circonstances, aux lieux, aux personnes,
à l'événement du jour». Selon lui, on ne pourrait rien
tirer de «toute cette légèreté [qu'une] mousse qui
tombe[rait] peu à peu». Nulle surprise devant ce jugement
lorsqu'on sait qu'il recommandait à ses rédacteurs de s'exiler
à des milliers d'années et de lieues pour écrire leur
contribution à l'encyclopédie.
S'éloigner
de l'air du temps? Chasser les génies des lieux? Bouder le
plaisir de la conversation? C'est tout le contraire qu'on fait
Rabelais, Ferron et... Diderot romancier. Leurs textes sont
pleins d'«étincelles passagères». Et en pensant aux centaines
de chroniques publiées dans l'Information médicale et
paramédicale, que dire maintenant de cette dernière mise en
garde: «il faut absolument bannir d'un grand livre ces à-propos
légers, ces allusions fines, ces embellissements délicats qui
feroient la fortune d'une historiette»? Si toutes ces
remarques mènent à disqualifier l'oeuvre de Ferron comme
porteuse d'un projet encyclopédique tel que défini par Diderot,
quelle est donc alors la caractéristique fondamentale de ces
projets d'écrivain qui exigent des encyclopédies autres que
celle proposée par l'initiateur de la grande Encyclopédie?
Le
«fantasme du savoir total», «le droit de tout dire appartient
à la science, non à l'art», a écrit Roger Caillois. Pour lui,
le romancier doit choisir et il «abdique» lorsqu'il «prétend
renseigner exactement30». On peut concevoir ce refus
d'abdiquer comme étant la volonté du romancier de découvrir la
«portion jusqu'alors inconnue de l'existence» qui est, pour
Milan Kundera, «la seule raison d'être du romana».
Pour ne pas abdiquer devant «la seule morale du roman»,
l'écrivain s'appuie sur l'exercice de sa volonté et sur sa
connaissance du monde. Son encyclopédie devient alors la forme
singulière que prend cette connaissance pour mener à la
découverte de la portion insoupçonnée de l'existence, de la terra
incognita «que seul le roman peut découvrir».
Il y a
évidemment quelque chose d'aléatoire dans cette quête.
L'écrivain cherche toujours sa «route des Indes» ne sachant
jamais dans quelle galère il se trouve ni dans quelle Amérique
il échouera. Sa volonté change souvent de cap au gré des jours
et des «étincelles qui partent du choc des conversations». On
a déjà vu meilleur gouvernail que celui-là! Mais est-ce si
important? Ce que l'écrivain veut découvrir n'étant pas une
région inconnue de l'existence, mais plutôt une forme
inconnue de l'existence, c'est-à-dire son oeuvre. C'est pourtant
l'esprit volontaire de l'entreprise qui peut le mieux en
justifier tous les efforts, organiser les connaissances
nécessaires en encyclopédie nouvelle. Pour paraphraser la
confidence de Léon de Portanqueu, si un auteur n'est plus
capable de présenter le monde à son lecteur comme l'expression
de sa volonté, c'est bien simple, il ne faut plus faire de
livres.
Dès le
début de sa carrière, c'est bel et bien à «faire des livres»
que Ferron se consacre. Il faudra cependant attendre plusieurs
années avant qu'il énonce sa conception de la littérature et
qu'il rédige son propre discours préliminaire.
I.2 - ESTHÉTIQUE
|
De même, représenterons-nous à l'appétit
aigu de notre lecteur la nature humaine sous cet aspect
le plus simple et plus uni où on la trouve dans les
campagnes, pour ensuite la hacher en un ragoût hautement
assaisonné à la française et à l'italienne...
Henry
Fielding
|
Pour qu'on puisse parler d'encyclopédie il ne suffit
pas d'avoir une masse considérable de noms. Il faut
qu'apparaisse à un moment donné cet «Arbre encyclopédique»
qui, tout en ressemblant aux autres, s'en distingue, selon
Diderot et d'Alembert dans leur «Discours préliminaire», par
une disposition, une division, un ordre et un arrangement
original de la matière et des choses qu'elle contient. Dans le
choix des éléments encyclopédiques, dans la manière de
concevoir sa relation avec tous les noms inclus dans son travail,
comme dans le style qu'il emploie, l'écrivain élabore une
esthétique personnelle autour de laquelle se développera son
arbre encyclopédique. Ferron a écrit suffisamment de noms pour
qu'on puisse entrevoir l'esthétique animant le style et le
contenu de sa propre encyclopédie.
C'est
l'abbé Surprenant qui formulera le plus explicitement
l'esthétique ferronienne: «la littérature c'est le menu, le
menu au sens propre et au figuré, le menu rien que le menu.»
Ferron dit Surprenant veut cuisiner «le sujet de la
littérature: l'homme». Prédisposés à fournir les
ingrédients du «journal des cuisines», les genres littéraires
mineurs favorisent l'élaboration d'oeuvres où les noms de tous
et chacun occupent une place de choix. La cueillette de tous les
menus détails (le nez de Cléopâtre, la gravelle de Cromwell,
le lupus de Monsieur de Gourmont) au fil des conversations et des
lectures rend possible l'élaboration du menu. On y apprend le
rôle attribué à chacun dans la généalogie du menu-programme
qui assure «la pérennité des repas et des denrées qui les
constituent». Selon la volonté de l'écrivain-cuisinier, chaque
nom, chaque lieu, chaque événement, chaque menu détail prendra
place dans un menu tragique, comique ou épique. La littérature
naît donc à la croisée des menus, du propre et du figuré.
Les lieux
communs entre le menu et le menu, entre le détail et le
programme, entre le nom propre et sa figure ne sont pas
immuables. Il peut arriver qu'ils disparaissent avec le temps,
qu'on les trouve impossibles à penser. Rapprocher Émile
Nelligan et Jean Drapeau, comme Ferron l'a fait, semble
aujourd'hui particulièrement obscur si on ne connaît plus le lieu
commun, si on a oublié les deux «Vaisseaux d'or»: le
poème disparu dans «l'abîme du rêve» et le restaurant, dans
la mégalomanie financière.
Après une
lecture exhaustive de son oeuvre et un inventaire chronologique
des grandes classes de noms qui composent son encyclopédie, on
peut aujourd'hui tracer un portrait relativement complet des
multiples lieux communs sur lesquels Ferron a construit
son encyclopédie.
En haut | Introduction | 2e partie(a)
|
 |


|